Mensch spirit

Intelligence collective et développement personnel

Développement personnel en entreprise et intelligence collective, associés ces deux termes créent des tensions.  Entre idolâtrie et bashing, ces notions laissent rarement indifférentes. Mais qu’en est-il de leur lien ? est-ce une relation conflictuelle ou un lien récursif ?

 

 

Intelligence collective & développement personnel

 

Depuis quelques temps, un sujet monopolise de nombreuses conversations entre les praticiens de l’intelligence collective : le développement personnel !

 

A priori, je considère que ce sujet n’est pas pertinent dans le cadre de l’entreprise. Je l’affirme parfois de façon très tranchée. Je m’en tiens à un postulat qui agace souvent : ‘chacun est très bien comme il est’. Personne ne doit se transformer. Cependant, de conversations en conversations je commence à m’interroger : si le thème est si répandu, c’est qu’il y a quelque chose à explorer, mais quel est le sujet ? Et quel est le lien entre intelligence collective et développement personnel ?

 

Inspirée par les psycho-sociologues et les études sur l’épuisement professionnel, j’aime séparer la personne et son rôle dans l’entreprise. Cette séparation m’a toujours semblée protectrice pour la personne. Mettre tout son être et toute son âme dans son activité professionnelle rend vulnérable. Dans cette posture, un collaborateur en difficulté professionnelle risquerait de se sentir remis en cause en tant que personne, au lieu de se sentir touché pour son rôle dans l’organisation. Or, ce qui lie un collaborateur à son entreprise est le contrat de travail, qui définit non pas l’individu mais sa fonction dans l’organisation. J’ai pourtant souvent rencontré  des managers qui voulaient changer leur collaborateurs, les faire évoluer. L’entreprise doit-elle choisir de positionner une personne qui est adaptée pour un rôle ou bien doit-elle faire évoluer une personne pour qu’elle s’adapte à un rôle dont l’entreprise a besoin ? Est-ce aider un collaborateur à conserver son employabilité ? Qui doit être le demandeur d’évolution ? Le collaborateur ? Son manager ? Mais encore est-ce possible ?

 

Par ailleurs, la systémique nous montre que les personnes sont des capteurs de l’organisation. Ce que les collaborateurs ressentent, pensent, disent est en réalité le reflet de l’organisation dans laquelle ils évoluent. Les comportements des personnes ne leur appartiennent pas vraiment Elles agissent en fonction de la manière dont agit l’organisation sur eux.. Les personnes sont uniquement des porte-paroles de l’organisation. D’où la recommandation de Peter Senge ‘ les reproches aux personnes ne sont pas de mise’. N’avez-vous jamais rencontré des personnes sympathiques et généreuses le dimanche qui sont de vrais tyrans le lundi en situation professionnelle ? Si on fait l’hypothèse que ce grand écart comportemental résulte de l’influence de leur environnement professionnel, le développement personnel semblerait dans ce cas vain et inapproprié. Ce serait à l’organisation du travail, au système de se développer.

 

Mais surtout, le développement personnel en entreprise apporte souvent avec lui l’injonction d’être heureux, bien dans sa tête, bien dans son corps, avec comme objectif de développer l’efficacité de l’entreprise. ‘Le capital humain est au service de la performance économique’. ‘ Si vos collaborateurs sont heureux, votre banquier sera heureux’ !  Cette injonction semble confondre cause et conséquence. C’est lorsqu’une entreprise va bien que  ceux qui y contribuent vont bien. Les philosophes nous ont toujours sensibilisé au fait que les êtres humains ne devraient jamais être autre chose qu’une finalité.  Et puis, sur toute la durée d’une vie professionnelle, la seule certitude est que certaines années , pour des raisons variées et pas toujours identifiables, nous sommes moins bons, moins performants, même malheureux, déprimés, fatigués. Et, dans ces périodes-là, chacun devrait pouvoir continuer à travailler, à gagner sa vie sans être stigmatisé ou culpabilisé par l’injonction d’aller mieux pour le bien de l’entreprise. Revendiquons le droit d’être malheureux et en même temps d’être au travail !

 

Tout laisse à penser que les interactions entre collaborateurs et entreprises devraient être neutres, sans attente de développement réciproque, froides comme un contrat de travail. Chacun arrive avec ce qu’il est, sans attente de changement. Dans la Déclaration de Philadelphie adoptée par l’Organisation Internationale du Travail le 10 Mai 1944, l’intention posée est que ‘ Les travailleurs soient employés à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et connaissances et de contribuer au mieux au bien -être commun’.  Aucune référence au développement personnel, juste donner ce que l’on a de mieux à donner.

 

 Et pourtant

 J’ai aussi observé des équipes qui ont mis en place des programmes de conscience de soi en équipe, type MBTI, CCTI. Ce décryptage permet de mettre des mots sur ses propres modes de fonctionnement et sur ceux des autres et donc de passer du jugement à l’empathie. Les plus extravertis ont compris qu’ils doivent donner de la place aux plus introvertis, les intuitifs ont pris conscience que certains ont besoin de rationalité et surtout ce langage commun permet à chacun de pouvoir exprimer des demandes et des besoins. Le fonctionnement en groupe est plus apaisé. L’énergie de conservation qui empêche, retient l’énergie de production d’agir, se dilue. L’être est véritablement au service du faire. Proposer un moment pour mieux se comprendre et se développer semble utile, bénéfique, agréable et non agressif. L’entreprise n’est pas dans une injonction à la transformation mais propose un dispositif de prise de conscience qui peut conduire au développement individuel et collectif. L’expérience permet le développement de ceux qui souhaitent y mettre leur subjectivité.

 Plus globalement, en 2017, nous avions mené une enquête sur la vitalité des organisations. Nous étions partis à la rencontre de grands groupes, PME, Startup, à la recherche de la force vitale des organisations et sur notre chemin nous avons croisé ses deux pendants mortifères : les secteurs d’activité en fin de vie et les personnes dysfonctionnelles, voire toxiques, en poste à responsabilité. Dans ce dernier cas, aucune démarche de progrès ne peut être menée de façon organisationnelle car le sabotage est toujours présent. Faut-il développer cette personne ?  Faut-il l’aider à se transformer ? L’entreprise doit-elle intervenir pour faire prendre conscience aux dirigeants toxiques de l’impact de leurs comportements afin de les aider à agir autrement ? Demander à un manager de faire un travail de développement personnel semble en fait protecteur pour tout son entourage. Et, sincèrement, personne ne se lève le matin pour aller travailler en se disant ‘ aujourd’hui je vais vraiment me comporter comme une mauvaise personne !’ Ces comportements viennent souvent de mécompréhensions ou d’impossibilité de se contrôler, de faire autrement. Le développement personnel des dirigeants pourrait être salvateurs pour toute l’organisation. Mais est-ce toujours possible, en particulier pour ceux dont la personnalité est irrémédiablement pathologique et toxique comme les pervers narcissiques  ? Comment dinstinguer ceux qui vont pouvoir changer de ceux qui n’évolueront jamais?  

 Il faut admettre que les êtres humains au travail ne sont pas des machines mais des personnes. Il est utopique de penser que nous ne sommes qu’un rôle.  Comme l’exprime clairement le juriste Alain Supiot ‘Par son travail l’homme transforme son milieu vital en même temps qu’il se forme lui-même dans l’épreuve de cette transformation’.  Le développement de la personne est donc une conséquence même du travail. Il est naif de vouloir les séparer. Dans le champ des neuroscience, Lionel Naccache va même plus loin en identifiant comme un ‘aspect névrotique et contemporain, quelqu’un qui ne renonce pas aux rencontres, ni en connaissance ni en sexualité, mais qui auparavant s’est empêché de se transformer’. Il insiste sur le fait qu’ « une société de la connaissance devrait davantage prendre en compte l’accompagnement de la transformation de soi »

 Alors même si des considérations d’ordre éthique, poussent les organisations à s’interdire de demander explicitement à leurs collaborateurs de se transformer, il semble évident que la première conséquence du fait de travailler est de se développer. Le développement personnel serait donc une conséquence indissociable de l’activité de travail de l’homme.

 Si la relation entre travail et développement personnel semble finalement évidente, pourquoi cette conversation s’invite t’elle surtout et toujours dans le champ de l’intelligence collective ? L’intelligence collective est pourtant avant tout la capacité à penser et à agir ensemble au service d’un objectif commun.

 Nous avons tous remarqué que la conséquence d’un travail en intelligence collective est le renforcement de la qualité du lien entre les membres, une forme de fierté commune. Mais si ce thème revient sans cesse, c’est probablement que la conscience de soi est aussi une condition nécessaire à la qualité du travail produit.

 Les études sur l’intelligence collective, issues du MIT notamment, montrent que la diversité des participants et la qualité d’empathie, c’est-à-dire la capacité d’accueil de la parole diverse de l’autre, sont des conditions de réussite importantes aux démarches collaboratives.

Une des règles posées lors d’un travail en intelligence collective est ‘ chacun est redevable d’exprimer son point de vue, même s’il est différent, opposé de celui des autres’. Souvent les participants s’inquiètent

  • ‘ Mais que fait-on si l’un dit blanc et l’autre dit noir ?’
  • ‘On se rejouit ! Cela signifie quelque chose de nouveau va émerger, une troisième voie’

En général les participants ne sont pas rassurés par cette réponse, mais intrigués et parfois soulagés : pas besoin de chercher le consensus ! Mais nous les praticiens de l’intelligence collective, nous nous inquiétons quand le consensus arrive trop vite. Le mois dernier, j’ai accompagné un groupe qui travaillait sur son ambition. Une vingtaine d’Executive se sont rapidement  tous mis d’accord. Ils n’avaient que des points de convergence, peu de points de divergence. Je leur ai fait part de mon étonnement. A leur tour ils en ont été étonnés de ma réaction, fiers d’être arrivé si vite à un consensus, comme si c’était cela qui était attendu d’eux. Mais le consensus rapide m’inquiète toujours, c’est souvent mauvais signe. Cela peut signifier que

  • Certains ne pensent pas, ne savent pas quoi penser, n’osent pas penser
  • Le groupe a trop peur du conflit et donc cherche à inclure sans confronter, ni se laisser transformer
  • La question est trop triviale, banale, ce n’était pas un sujet utile à traiter ensemble, un bon expert serait arrivé à la même conclusion

 

Seule la dernière réponse est valide. Si le sujet du développement personnel s’invite sans cesse dans les conversations à propos de l’intelligence collective, c’est qu’il est probablement un moyen efficace  de développer la conscience de soi, la conscience de l’autre et la prise en compte de l’altérité. La pratique du développement personnel facilité l’accès à sa propre subjectivité et à l’accueil de la subjectivité de l’autre. Or, un groupe où chacun aurait une faible conscience de soi s’expose à un écueil de taille : les participants pourraient ne  pas s’autoriser à exprimer leur point de vue ni à se laisser transformer par la pensée des autres. Avec le risque d’aboutir à une pensée unique. La conscience de soi semble être un moyen de passer de la folie de la foule à la sagesse de la foule.

Si ne pas mettre de soi au travail est protecteur pour la personne, cela peut s’avérer dangereux pour l’organisation et la société. Le développement personnel s’avère donc une proposition non pas narcissique mais  altruiste pour le monde. Travailler sur soi , ce n’est pas travailler pour soi, mais pour le commun, c’est se connecter à sa subjectivité pour pouvoir se relier aux autres de façon interdépendante et ainsi naviguer dans la complexité. La question de savoir si d’un point de vue légal ou éthique, une entreprise est fondée à exprimer cette demande à ses collaborateurs est un enjeu de débat en ayant conscience que chacun doit garder la liberté de mettre sa subjectivité au travail ou pas.

 A mes compagnons de route, je vous imagine lisant ces lignes, mais ne riez pas, voyez plutôt comme je me suis laissé transformer, développer, par notre travail collectif !